Pape François dans EVANGELII GAUDIUM sur la pauvreté et l'économie (extrait)

22.07.2014 15:01

53. De même que le commandement de “ne pas tuer” pose une limite claire pour assurer la valeur de la vie humaine, aujourd’hui, nous de­vons dire “non à une économie de l’exclusion et de la disparité sociale”. Une telle économie tue. Il n’est pas possible que le fait qu’une personne âgée réduite à vivre dans la rue, meure de froid ne soit pas une nouvelle, tandis que la baisse de deux points en bourse en soit une. Voilà l’exclusion. On ne peut plus tolérer le fait que la nourriture  se jette, quand il y a des personnes qui souffrent de la faim. C’est la disparité sociale. Aujourd’hui, tout entre dans le jeu de la compétitivité et de la loi du plus fort, où le puissant mange le plus faible. Comme conséquence de cette situation, de grandes masses de population se voient exclues et marginalisées : sans travail, sans perspectives, sans voies de sortie. On considère l’être humain en lui-même comme un bien de consommation, qu’on peut utiliser et ensuite jeter. Nous avons mis en route la culture du “déchet” qui est même promue. Il ne s’agit plus simplement du phéno­mène de l’exploitation et de l’oppression, mais de quelque chose de nouveau : avec l’exclusion reste touchée, dans sa racine même, l’appartenance à la société dans laquelle on vit, du moment qu’en elle on ne se situe plus dans les bas-fonds, dans la périphérie, ou sans pouvoir, mais on est dehors. Les exclus ne sont pas des ‘exploités’, mais des déchets, ‘des restes’.

54. Dans ce contexte, certains défendent en­core les théories de la “rechute favorable” ou "ruisselement", qui supposent que chaque croissance économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus grande équité et inclusion sociale dans le monde. Cette opinion, qui n’a jamais été confirmée par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui dé­tiennent le pouvoir économique et dans les mé­canismes sacralisés du système économique do­minant. En même temps, les exclus continuent à attendre. Pour pouvoir soutenir un style de vie

qui exclut les autres, ou pour pouvoir s’enthou­siasmer avec cet idéal égoïste, on a développé une mondialisation de l’indifférence. Presque sans nous en apercevoir, nous devenons inca­pables d’éprouver de la compassion devant le cri de douleur des autres, nous ne pleurons plus de­vant le drame des autres, leur prêter attention ne nous intéresse pas, comme si tout nous était une responsabilité étrangère qui n’est pas de notre ressort. La culture du bien-être nous anesthésie et nous perdons notre calme si le marché offre quelque chose que nous n’avons pas encore ache­té, tandis que toutes ces vies brisées par manque de possibilités nous semblent un simple spectacle qui ne nous trouble en aucune façon.

 

Non à la nouvelle idolâtrie de l’argent

55. Une des causes de cette situation se trouve dans la relation que nous avons établie avec l’argent, puisque nous acceptons paisiblement sa prédominance sur nous et sur nos sociétés. La crise financière que nous traversons nous fait oublier qu’elle a à son origine une crise anthro­pologique profonde : la négation du primat de l’être humain ! Nous avons créé de nouvelles idoles. L’adoration de l’antique veau d’or (cf. Ex 32, 1-35) a trouvé une nouvelle et impitoyable version dans le fétichisme de l’argent et dans la dictature de l’économie sans visage et sans un but véritablement humain. La crise mondiale qui investit la finance et l’économie manifeste ses propres déséquilibres et, par-dessus tout, l’ab­sence grave d’une orientation anthropologique qui réduit l’être humain à un seul de ses besoins: la consommation.

56. Alors que les gains d’un petit nombre s’ac­croissent exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon toujours plus éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce désé­quilibre procède d’idéologies qui défendent l’au­tonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préser­vation du bien commun. Une nouvelle tyrannie invisible s’instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois et ses règles, de façon unilatérale et im­placable. De plus, la dette et ses intérêts éloignent les pays des possibilités praticables par leur éco­nomie et les citoyens de leur pouvoir d’achat réel. S’ajoutent à tout cela une corruption ramifiée et une évasion fiscale égoïste qui ont atteint des di­mensions mondiales. L’appétit du pouvoir et de l’avoir ne connaît pas de limites. Dans ce système, qui tend à tout phagocyter dans le but d’accroître les bénéfices, tout ce qui est fragile, comme l’en­vironnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle absolue.

Non à l’argent qui gouverne au lieu de servir

57. Derrière ce comportement se cachent le refus de l’éthique et le refus de Dieu. Habituel­lement, on regarde l’éthique avec un certain mé­pris narquois. On la considère contreproductive, trop humaine, parce qu’elle relativise l’argent et le pouvoir. On la perçoit comme une menace, puisqu’elle condamne la manipulation et la dé­gradation de la personne. En définitive, l’éthique renvoie à un Dieu qui attend une réponse exi­geante, qui se situe hors des catégories du mar­ché. Pour celles-ci, si elles sont absolutisées, Dieu est incontrôlable, non-manipulable, voire dange­reux, parce qu’il appelle l’être humain à sa pleine réalisation et à l’indépendance de toute sorte d’esclavage. L’éthique – une éthique non idéolo­gisée – permet de créer un équilibre et un ordre social plus humain. En ce sens, j’exhorte les ex­perts financiers et les gouvernants des différents pays à considérer les paroles d’un sage de l’an­tiquité : « Ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons, mais les leurs ».(Jean Chrysostome, De Lazaro Concio)

58. Une réforme financière qui n’ignore pas l’éthique demanderait un changement vigoureux d’attitude de la part des dirigeants politiques, que j’exhorte à affronter ce défi avec détermination et avec clairvoyance, sans ignorer, naturellement, la spécificité de chaque contexte. L’argent doit servir et non pas gouverner ! Le Pape aime tout le monde, riches et pauvres, mais il a le devoir, au nom du Christ, de rappeler que les riches doivent aider les pauvres, les respecter et les promouvoir. Je vous exhorte à la solidarité désintéressée et à un retour de l’économie et de la finance à une éthique en faveur de l’être humain.

Non à la disparité sociale qui engendre la violence

59. De nos jours, de toutes parts on demande une plus grande sécurité. Mais, tant que ne s’éli­minent pas l’exclusion sociale et la disparité so­ciale, dans la société et entre les divers peuples, il sera impossible d’éradiquer la violence. On accuse les pauvres et les populations les plus pauvres de la violence, mais, sans égalité de chances, les différentes formes d’agression et de guerre trouveront un terrain fertile qui tôt ou tard provoquera l’explosion. Quand la société – locale, nationale ou mondiale – abandonne dans la périphérie une partie d’elle-même, il n’y a ni programmes politiques, ni forces de l’ordre ou d’intelligence qui puissent assurer sans fin la tran­quillité. Cela n’arrive pas seulement parce que la disparité sociale provoque la réaction violente de ceux qui sont exclus du système, mais parce que le système social et économique est injuste à sa racine. De même que le bien tend à se communi­quer, de même le mal auquel on consent, c’est-à-dire l’injustice, tend à répandre sa force nuisible et à démolir silencieusement les bases de tout système politique et social, quelle que soit sa so­lidité. Si toute action a des conséquences, un mal

niché dans les structures d’une société comporte toujours un potentiel de dissolution et de mort. C’est le mal cristallisé dans les structures sociales injustes, dont on ne peut pas attendre un avenir meilleur. Nous sommes loin de ce qu’on appelle la “fin de l’histoire”, puisque les conditions d’un développement durable et pacifique ne sont pas encore adéquatement implantées et réalisées.

60. Les mécanismes de l’économie actuelle promeuvent une exagération de la consomma­tion, mais il résulte que l’esprit de consomma­tion effréné, uni à la disparité sociale, dégrade doublement le tissu social. De cette manière, la disparité sociale engendre tôt ou tard une vio­lence que la course aux armements ne résout ni résoudra jamais. Elle sert seulement à chercher à tromper ceux qui réclament une plus grande sécurité, comme si aujourd’hui nous ne savions pas que les armes et la répression violente, au lieu d’apporter des solutions, créent des conflits nouveaux et pires. Certains se satisfont simple­ment en accusant les pauvres et les pays pauvres de leurs maux, avec des généralisations indues, et prétendent trouver la solution dans une “édu­cation” qui les rassure et les transforme en êtres apprivoisés et inoffensifs. Cela devient encore plus irritant si ceux qui sont exclus voient croître ce cancer social qui est la corruption profondé­ment enracinée dans de nombreux pays – dans les gouvernements, dans l’entreprise et dans les institutions – quelle que soit l’idéologie politique des gouvernants.